MADEINJUIN

Demeures

 

Le mot « public » désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement. Cependant ce monde n’est pas identique à la Terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de la vie. Il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d’homme, ainsi qu’aux relations qui existent entre les habitants de ce monde fait par l’homme. Vivre ensemble dans le monde, c’est dire essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table se tient entre ceux qui sont assis autour d’elle. Le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes.

Hannah Arendt, in « Condition de l’Homme Moderne »

 

Ce que peut l’art dépend de ce qu’est le monde.

Les hommes habitent le monde. Le monde est leur demeure. L’art est ce qui demeure, ce dont demeurer suffit à l’existence. De ce que font les hommes, il est mise en demeure. L’art est ce qui du monde fait demeure – ce qui le rend habitable. Il est la manifestation aux yeux des hommes du monde tel qu’ils l’habitent, en même temps que l’action par laquelle ils le produisent.

L’art est ce qui, par son pouvoir d’habiter le monde, en fait une demeure pour l’homme.

Ce que peut l’art, quand des habitants sommés de sortir du monde, des nations entières, se voient menacés d’expulsion, quand le politique, déniant par là sa responsabilité-même, qui est de dresser la table du monde, la chose publique, et de la tenir pour tous, nous dit qu’il s’agit d’une contingence extérieure, positive, qu’il faut accepter comme rigueur du réel, quand il nous dit que le monde ne peut plus s’ouvrir à tant de bras et de bouches, qu’il n’y a plus de place pour tous dans le monde, ce que peut l’art, qu’est-ce que c’est ?

C’est ouvrir le monde. Ce n’est pas imaginer que d’autres mondes sont possibles, c’est faire de l’immonde qui nous enserre, à nouveau, monde. Tenir le seuil, frayer le passage, et refuser le paradoxe qui voudrait que la communauté des hommes, au moment où elle peut advenir comme sujet politique, dans la conscience d’habiter ensemble un seul et même monde, en soit expropriée sous les coups de boutoir d’une soif de posséder qui fit du monde sa peau de chagrin.

Au monde comme propriété privée, qui se réalise peu à peu comme privation du monde, l’art oppose le monde comme demeure. Ce n’est qu’en résistant à son appropriation, parce que le monde est le commun par hypothèse, qu’il y parvient. Résultat de cette expérience totale et étrange qu’est l’humanité, l’art, parce qu’il se tient entre tous, éveille au monde comme demeure commune.

Inter homines esse. Tout art est un devenir-monde.

L’immonde n’est pas la simple négation du monde. L’immonde est l’altérité du monde, son obscurité. Il borde le monde comme l’énigme qui le perpétue. La sphynge se tient sur les murs de Thèbes. Mais l’énigme, ce sont les hommes, et non pas le monde, ni non plus l’immonde de la Bête.

Une conception positive du monde – pour laquelle l’art n’est qu’un moyen de fuir la dureté de son épreuve, bannit l’immonde dans son projet de naturaliser le monde. Devenu transparent, l’immonde s’installe au coeur du monde et le ruine, tandis que cela même qui fait monde en est désapproprié. Ainsi au Musée Branly, l’immense beauté captive des choses d’Afrique Noire qui y sont recélées est-elle ruinée par l’invisible immondice des corps noirs des africains morts asphyxiés ou noyés sur la route qui, par Ceuta et Melilla, les rapprochaient de Paris. N’étaient-ils pas d’une certaine manière lancés à la poursuite de ces choses qui, tant qu’elles habitaient leur monde propre, le rendaient habitable en en faisant l’hospitalité ? – à la poursuite de cette hospitalité du monde qui leur fut dérobée ?

Refaire l’hospitalité du monde, c’est transfigurer l’immonde – cet immonde qui, pourvu qu’on le regarde, est l’homme-même, dans son impuissance à habiter le monde. On dit d’une oeuvre qu’elle est habitée ; qu’un monde l’habite, qu’elle habite le monde – elle réussit où l’homme échoue : elle demeure.

 

Jules Desgoutte

 

 

[ Les éditos de MadeInLamartine sont chaque fois rédigés par des plumes différentes, ce sont des interprétations subjectives d’usagers de la Friche Lamartine. ]