SOMMES NOUS LIBRES ?
La fin de la Friche est annoncée : d’ici 2018, elle aura déménagée. A sa place, une extension du stade de football voisin sera réalisée. La mairie de Lyon, qui s’est engagée à nous reloger à surface égale, n’a de solution concrète à proposer aujourd’hui qu’un lieu faisant la moitié de la surface actuelle. Dans les discussions qui se sont engagées au sein de Lamartine autour de cette perspective du relogement, les questions du collectif et du politique, sous différents aspects, ont été reposées. Un débat s’ouvre-là, qui mérite d’être approfondi : de fait, nous, acteurs et structures composant Lamartine, n’avons ni le même rapport économique, ni la même politique, ni la même histoire dans nos relations avec la mairie et les institutions en général. Peut-être n’y cherchons-nous pas les mêmes choses, d’ailleurs. Je crois qu’il nous faudra apprendre à respecter nos différences à ce propos, a minima. Et construire un consensus qui permette de préserver cette diversité dans nos interlocutions avec elle, si justement nous voulons faire “collectif”.
Deux contingences exercent ordinairement sur l’activité artistique les rôles de Charybde et Scylla, économie et politique.
Le travail de l’artiste relève d’un processus de production de contenus : en tant que tel, il risque en permanence d’être aspiré par le souci de plaire, le devenir-produit et l’industrie qui l’organise. Pour éviter de se retrouver vidé par l’impératif de production, comme tant de stars prolétarisées par l’industrie culturelle en montre le triste spectacle, il importe d’intégrer les contraintes économiques propres à son activité, d’en penser la contradiction au sein même de son propre travail ; de ne pas céder trop vite à l’impératif de faire, faire à tout prix, faire dans la plus grande urgence ; de ne pas croire à l’illusoire sentiment de liberté qui découle de s’être enchainé soi-même.
Le travail de l’artiste aspire par ailleurs à la “chose commune”, à l’espace public : il entend produire ce commun, depuis l’expérience sensible. L’invention artistique demande donc pour exister – pour s’épanouir – une action volontaire du politique en même temps que ce politique, comme forme instituée d’un sensible en commun déjà produit, elle le met à mal. Pour éviter le risque de se retrouver à produire “un art du prince”, un art dont l’aiguillon politique a de fait été émoussé, dans le mouvement-même par lequel le politique aura “excepté” une forme de production artistique du processus commun de production, il faut donc accepter de se constituer soi-même, en tant que travailleur du sensible, comme sujet politique.
En effet, l’outil esthétique, en ce qu’il interroge le partage du sensible, modèle les catégories du politique (le rapport entre les mots et les choses, par exemple), et on ne saurait laisser ni la dimension politique ni la dimension économique de son art impensée sans risque pour celui-ci. Cette double conscience a amené un certain nombre d’artistes épris de liberté à la recherche d’autres rapports entre l’art et la Cité, à la recherche de nouveaux territoires et de nouvelles territorialités. Depuis la factory de Warhol et peut-être même le Bauhaus, c’est l’histoire des friches :
“Architectes, sculpteurs, peintres : nous devons tous revenir au travail manuel, parce que il n’y a pas “d’art professionnel”.
(…)Le but final de toute activité plastique est la construction.
(…)Il n’existe aucune différence, quant à l’essence, entre l’artiste et l’artisan.
(…)Formons donc une nouvelle génération d’artisans, sans l’arrogance des classes séparées et par laquelle a été érigé un mur d’orgueil entre artisans et artistes. Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme “
(manifeste du Bauhaus, extrait)
Ce que la friche Lamartine aura construit, ce n’aura pas été seulement pour elle, mais au nom de tout ce qu’elle représente et revendique comme valeurs, à la mémoire de tout ceux qui les ont portées avant elle, et pour tout ceux qui les porteront dans l’avenir. Voilà qui nous regarde, voilà devant qui nous agissons.
Et cela est effectivement un beau projet collectif.
Jules Desgoutte, membre du collectif ABI/ABO