MADEINMAI

Le succès du Front National au premier tour des élections présidentielles, c’est un peu comme les attentats de Paris : ce n’est pas au moment où la guerre arrive sur notre territoire qu’elle est déclarée, c’est à ce moment-là qu’elle est perdue.

 

Quant au Front National, ce n’est pas non plus au moment où il se révèle en position de gagner les élections que s’engage la bataille : en fait, c’est plutôt là où elle se termine. Du moins, si l’on parle de bataille politique, car la politique, ce n’est pas une bataille entre des partis, mais entre des idées et des manières d’agir, portées par des hommes et des rassemblements. Or, si le FN est en mesure de remporter les élections, c’est parce qu’il a déjà gagné la bataille des idées, de sorte qu’il n’y a plus rien à lui opposer que des partis et des mesures ! Car, si nous sommes d’accord pour dire qu’il faut empêcher le FN de gagner les élections, c’est parce que nous ne voulons pas que les idées du FN deviennent des réalités politiques ! Mais, si les idées du FN étaient déjà toutes devenues des réalités politiques, serait-t-il alors encore nécessaire de lutter pour ou contre son accession au pouvoir en tant que parti ? Certes, la logique montre assez que ce serait alors devenu équivalent. Il ne resterait alors pour seul argument aux autres tenants du pouvoir que les arguments relevant de la compétence, du savoir-faire, de la capacité de mise en oeuvre : ils ne sauront pas faire, ils n’ont aucune expérience, regardez d’ailleurs comme ils se tiennent, comment ils parlent, les études qu’ils (n’)ont (pas) faites, etc… Cette ligne de défense bien curieuse pourrait se résumer ainsi : « Laissez-nous faire la politique du FN avec les idées du FN mais sans le parti du FN, parce que nous, au moins, on a la compétence pour les mettre en oeuvre, nous on sait faire, nous on a les moyens ». Le fait qu’elle soit déjà bien répandue dans l’espace médiatique (comme le « Le Pen bashing », d’ailleurs) indique assez l’enfoncement des lignes de défense.

 

D’ailleurs, il conviendrait plutôt de dire que les idées ont déjà perdu la bataille, car reconnaître à ce parti la capacité d’en formuler une est déjà de trop. Cette défaite des idées est liée aux conditions de la conquête du pouvoir dans notre système électoral. En rendant le corps politique étroitement dépendant de la production d’une image, notre système électoral a transformé lui-même le corps politique en une machine économique : seul le calcul étroit du nombre des voix le dirige. Cette réalité structure l’espace politique selon le principe de la concurrence, qui lui est parfaitement antinomique. En effet, l’égalité est au politique ce que l’inégalité est à l’économie : un principe fondateur. L’inégalité des prix crée le marché. L’égalité entre les citoyens fonde l’espace public, comme le lieu du débat, mais surtout comme le lieu de la production d’une parole et d’une action commune. Le sondage, les communicants, la stratégie politique : tout cela, c’est la machine économique, et ça n’a plus rien à voir avec une machine politique. Le problème n’est pas tant de savoir si c’est ou pas de la démocratie, mais de savoir si ça fait ou non de la bonne politique. Et la conclusion s’impose : ça n’en fait pas, ça fabrique vraiment de la très mauvaise politique, pratiquement la pire possible. La politique du pire, oui, c’est cela dont le succès du Front National est le nom. L’invraisemblable enfermement du discours politique des gouvernants, l’étroitesse de son espace dialogique, les formes obligées qui le cadenassent, la rhétorique de magazine qui le nourrit, tout cela condamne aussi sûrement la possibilité d’une idée à pousser là-dedans que dans une terre arasée de pesticides et d’engrais. Et si jamais il y en a une qui voit le jour, ils sont tellement nombreux à se ruer dessus et à se la refiler qu’elle a perdu sa saveur avant-même d’être mise à l’étal. Comment en sommes-nous arrivés à faire une aussi mauvaise politique, à partir d’un projet aussi remarquable que celui de la démocratie ? La réponse est connue de tous : parce que les forces économiques ont enrôlées le pouvoir politique à l’accomplissement de leur propre désir, de sorte qu’il oeuvre aujourd’hui absolument contre lui-même, cul par-dessus tête. Cette reductio ad absurdum semble le moyen d’une étrange métaphysique du pouvoir lui-même, dont nous avions peut-être besoin, nous, les soi-disants maîtres du monde, qui ne savons pas nous diriger nous-mêmes ! Elle m’évoque la parabole des savants du voyage de Gulliver, qui, parce que le langage est équivoque, prétendent parler en brandissant les choses-mêmes. Mais elle est bien triste, et bien embêtante : car les temps à venir s’annoncent sombres pour la vie de l’esprit, ce mouvement par lequel le vivant advient à son devenir propre, en nos corps, nous, les femmes et les hommes.

 

Le Front National, si c’est un corps politique, c’est ce petit bout de chair gluante tapie au fond de sa coquille, et baveux : saisi par la peur, un escargot perd ses antennes.

 

 

Edito rédigé par  : Jules Desgoutte

[ Les éditos de MadeInLamartine sont chaque fois rédigés par des plumes différentes, ce sont des interprétations subjectives d’usagers de la Friche Lamartine. ]